Les femmes ont dû conquérir le droit de rire

Propos recueillis par Khadidja Sahli pour Le Temps et TV5 Monde 

Faire rire a longtemps été une prérogative exclusivement masculine. Dans Le Rire des femmes. Une histoire de pouvoir (Presses Universitaires de France, 2021), l’historienne des sensibilités Sabine Melchior-Bonnet analyse les raisons historiques de cet interdit et montre comment les femmes se sont peu à peu emparées du pouvoir de faire rire.

Si les femmes n’ont pu conquérir des droits que très récemment dans l’histoire, on ignore souvent que la faculté de rire et de faire rire leur a aussi été contestée durant des siècles. Comment l’expliquer?

Sabine Melchior-Bonnet : Le rire des femmes a longtemps été perçu comme problématique, voire dangereux. Autant il est considéré chez l’homme comme une juste récréation ou un remède à sa mélancolie, autant il est assimilé chez la femme à un débordement incontrôlable et indécent. Mais derrière les stigmates attachés au rire féminin, ce qui se joue c’est son pouvoir subversif, autrement dit, sa capacité à contester le sérieux masculin, et donc l’autorité des hommes

D’où le besoin de codifier cet interdit par écrit?

Ce sont les manuels de politesse qui vont explicitement proscrire le rire féminin. L’Italie a initié le mouvement au XIVe siècle. Ces ouvrages fleuriront en France dès le XVIe siècle. D’abord destinées aux classes relativement aisées, leurs prescriptions se diffuseront à travers la Bibliothèque bleue, une collection d’ouvrages grand public. Mais il faut noter que tout au sommet de l’échelle sociale, on avait tous les droits.

L’une des sources d’inspiration de ces normes, c’est le maître en stratégie amoureuse Ovide, le poète latin.

Son influence est décisive. Durant des siècles, il sera cité par les manuels de civilités et les traités de beauté. Dans son Art d’aimer, il fustige un rire assimilé au « braiment d’une vieille ânesse qui tourne la meule rugueuse ». Le repoussoir, c’est la femme qui rit la bouche ouverte et dévoile ses dents. Elle devient alors une hyène, autrement dit une carnassière. Ce registre bestial renvoie à une forme de sauvagerie, loin des canons de la beauté.

La beauté constitue alors un levier pour mettre les femmes au pas, en quelque sorte?

Avec le rire incontrôlé, c’est la beauté et le respect qui sont offensés. Il faut dire que le rire modifie en profondeur la physionomie : le corps est pris de convulsions, le visage se gonfle, les yeux se plissent, l’intérieur de la bouche est bien visible, et à une époque où l’état de la dentition laisse à désirer, le spectacle offert n’est certes pas toujours réjouissant. C’est ce qui incitera d’ailleurs les femmes à se gausser derrière un éventail. Notez à quel point aujourd’hui, c’est tout l’inverse. Un rire éclatant est clairement du côté de la séduction.

Vous citez à ce propos la réflexion piquante d’un écrivain des Lumières, Louis-Sébastien Mercier : « Otez une dent à la belle Hélène et la guerre de Troie n’a plus lieu »…

Il a le sens de la formule, en effet. Mais en dehors de ces considérations esthétiques, les dents sont souvent associées à la sexualité. Les exposer est donc des plus inconvenant. On parle aussi de « bouche du haut » et de « bouche du bas », la première évoquant la seconde. Seul le sourire peut orner le visage d’une femme, puisqu’il incarne la douceur et la tendresse. Il renvoie à l’image archétypale de la mère penchée sur son enfant.

Derrière l’interdit de rire, c’est donc bien la volonté de maîtriser le corps des femmes qui est à l’œuvre, tant celui-ci apparaît étrange et inquiétant aux yeux des hommes.

Comment en est-on arrivé à considérer que le rire féminin n’obéit pas aux mêmes lois que le rire masculin?

On trouve de nombreuses références au fil des siècles pour soutenir que les femmes sont sujettes à des émotions vives et changeantes. La raison occupant une moindre place dans leur cerveau, comme chez les enfants, leur rire jaillit plus vite. Leurs humeurs et leur matrice sont aussi pointées du doigt. Le docteur Joubert, par exemple, affirme dans Le Traité du Ris, en 1579, que la « fureur utérine » favorise les fous rires. L’hilarité des femmes demeurera ainsi marquée du sceau de la folie ou de l’hystérie, et ce bien après que Charcot aura démontré que l’hystérie n’est pas l’apanage des femmes.

Pourtant, si le rire est prohibé en public, il a droit de cité en privé. Mais sous certaines conditions, selon Plutarque, moraliste de la Rome antique.

Dans ses Préceptes conjugaux, Plutarque énonce que la femme est un miroir pour son époux. Elle peut ainsi se laisser aller à rire en sa présence, « si l’heure et l’humeur sont à la gaîté ». Le rire, dans ce cas, concourt à l’harmonie du couple.

Aux antipodes de cette vision, Rousseau soutient dans Julie ou la Nouvelle Héloïse que rire et mariage ne font pas bon ménage.

Sa vision du mariage est en effet empreinte de gravité. Dans ce roman – qui influencera fortement les auteurs romantiques –, Claire préférera son statut de veuve enjouée au mariage, contrairement à Julie qui, elle, en mourra.

Néanmoins, à différentes époques, rire et amour vont de pair. « L’amour passe par le rire comme le sang par le cœur », écrivez-vous.

Le rire a longtemps été une métaphore du verbe aimer, tant il est vrai que rire, c’est consentir. Un proverbe le dit plus crûment : « Femme qui rit, à moitié dans ton lit. » D’où la nécessité pour elle de ne pas s’épancher en public, ce qui la placerait en fâcheuse posture. Seules les courtisanes s’adonnent au rire sans retenue.

Dans d’autres cercles, entre femmes, le rire fuse en toute liberté. Sa manifestation est même vitale. Expliquez-nous.

Dès qu’elles échappent au regard des hommes, les femmes s’en donnent à cœur joie. Au lavoir, au marché, à l’atelier, ou dans des salons non mixtes, elles « se lâchent ». Brider les comportements ne peut durer qu’un temps. Le corps, tôt ou tard, reprend ses droits. Dans un contexte souvent violent pour les femmes – précarité économique, mariages subis, accouchements périlleux – le rire est un exutoire.

Même si elles se conforment à ce qu’on attend d’elles, les femmes ne sont pas dupes. Elles connaissent les travers des hommes, les faux-semblants, le fossé entre les discours et la réalité. Le philosophe Alain le résume fort bien : « Il y a une belle vengeance dans le rire contre le respect qui n’était pas dû.”

Rire, c’est donc faire preuve de lucidité?

Oui. Mais il y a rire et rire. On peut moquer autrui dans un esprit de méchanceté, pour l’avilir. Ou pour débusquer l’imposture et ne pas entretenir les illusions. C’est cette vertu émancipatrice du rire que Virginia Woolf célèbre dans un article remarquable publié dans The Guardian en 1905, The Value of Laughter. Le rire nous dessille les yeux, dit-elle, car il « nous montre les êtres tels qu’ils sont, débarrassés des oripeaux de la richesse, du rang social et de l’éducation ».

Pourquoi les femmes ont-elles souvent privilégié l’ironie?

Faire rire a longtemps été une prérogative masculine. Les femmes ont donc opté pour ce rire en douce, ce rire sous cape qui est la force des faibles, pour échapper à la sanction.

Colette revendique avec Virginia Woolf un rire salvateur, dites-vous, un rire à reconquérir et qui puise ses racines dans l’enfance…

Oui, Colette a une conscience très vive de la privation qui a été imposée aux femmes. Il s’agit alors pour elles de renouer avec ce « paradis perdu » de l’enfance. D’ailleurs, nombre de ses héroïnes renoncent au mariage et à la maternité, et ça leur réussit : leur rire inextinguible en est l’indice.

Même dans le tragique de la vie, ces auteures assument le rire. Comme Marguerite Duras, qui l’use pour dynamiter l’autorité masculine, y compris celle du colonialisme. Nathalie Sarraute ou encore Yasmina Reza manient aussi le rire à merveille.

Le mariage, perçu comme un étouffoir des aspirations féminines, est un thème inépuisable. Les one-woman-shows étrillent l’amour conjugal, mais aussi les enfants « criards, morveux, menteurs ou délinquants en puissance »…

La critique est dure mais jubilatoire ! Le célibat est-il pour autant plus enviable aux yeux de ces femmes émancipées ? Pas sûr. Elles avouent que liberté rime parfois avec solitude. En faisant preuve d’autodérision, plus que les hommes, je crois, elles mettent le public dans leur poche. Je place Zouc au sommet de mon panthéon personnel. C’est sa vie qu’elle met en jeu sur scène: elle ne joue pas, elle « est » la petite fille ou encore ces personnages côtoyés à l’hôpital psychiatrique. Plus récemment, l’humour culotté, voire trash, de Blanche Gardin m’a conquise.

Vous notez que si les hommes en prennent plein la poire – coupables d’inconstance, d’égoïsme, d’irresponsabilité – les femmes font aussi les frais du rire féminin.

Oui, que ce soit dans la bouche des humoristes, qui épinglent les femmes trop bien adaptées, artificielles ou pas très futées, ou sous la plume de Claire Bretécher, par exemple, qui, dans ses BD, s’est payé la tête de féministes engagées, même si elle partageait leur combat. Mais le rire au féminin cible aussi le sort fait aux plus faibles, le culte de la performance, les injonctions auxquelles il faut se conformer, qu’on soit homme ou femme.

Avec le rire, dites-vous, les femmes ont pu renoncer « à leurs atouts millénaires mais aliénants, beauté, séduction, sentiment ». Une révolution?

Je crois que celles qui ont percé ont en effet opéré une révolution culturelle. Elles ont gagné le droit de jouer avec les mots, certes, mais aussi avec leur corps, et surtout, elles ont conquis la légitimité de dire comiquement le monde, de leur point de vue.

Propos recueillis par Khadidja Sahli pour Le Temps et TV5 Monde – 12 juillet/ 24 décembre 2021